Tom Carr Cycle et coïncidence

Exposition
15 octobre 2002

« A tout instant, nous sommes au centre d’une ligne infinie, à tout endroit du centre infini nous sommes au centre de l’espace puisque l’espace et le temps sont infinis » : c’est en ces termes que Borges énonçait le paradoxe vertigineux d’un temps qui fait indéfiniment retour sur soi, puisque tout instant est un centre et le centre nulle part. Et c’est sans doute ce temps non linéaire et non chronologique, ce temps des formes en spirales, labyrinthes et rhizomes, qui hante l’œuvre de Tom Carr. Des fragments suspendus sans totalité présente ou actualisable, des ombres et images projetées, des miroirs d’eau presque imperceptibles, et surtout des spirales à l’infini. La vision est une anti-vision, une vison négative et plurielle, où une structure peut se développer à l’infini en état de quasi-apesanteur, où tout flotte. Comme si voir le temps dans les formes n’était jamais qu’en saisir les éclats, en suggérer l’infinité de manière indirecte, par tout un travail du virtuel qui élargit la perception et engendre un équivalent plastique des fictions réelles et bifurcantes de Borges.

Fragments
Des fragments donc, sur les murs du Musée de Céret et à terre, suspendus ou ne tenant qu’à un fil. Toute une dissémination et un assemblage de sculptures in situ, en bois brut ou peint, composant peu à peu les trajets potentiels d’un labyrinthe visuel entre ordre et chaos. Mais partout la fragmentation active l’emporte sur le fragment inerte. Et l’on pourrait d’emblée distinguer deux modalités de fragments. Une modalité romantique, voire mélancolique, où le fragment n’est que ruine et survivance, suscitant la nostalgie du tout. Fragment archéologique ou allégorique, il témoigne par-delà le temps d’un immémorial ou de la mort. Mais il est un autre type de fragment plus autonome, fait d’accumulations et d’additions, un fragment sériel et combinatoire, introduisant à un véritable art des multiplicités, et pratiquant un principe à la Piranèse. Car à coté de fragments comme ruines architecturales du passé, on trouve dans ses gravures d’étonnantes multiplicités. Fragments empilés comme des blocs redessinant une architecture mythique et babélienne, fragments alignés ou en désordre des inscriptions tombales, sorte de porte-empreintes des noms de famille, où le temps n’est plus que la nudité ordonnée du survivre. Un temps qui reste quand tout est aboli, comme ces architectures composites, où la Rome antique dialogue étrangement avec l’Egypte dans un amoncellement sans fin de styles. […]

A Céret, le fragment a pu trouver son origine dans les fameux tableaux de Soutine, Le bœuf (1920), Le lapin écorché (I921), Mouton à l’étal (1920), ou les paysages hachés, ondulés de couleurs et de plans, Mas à Céret (I9I9), La rue Maillol à Céret (192O), La rue Pierre-Brune à Céret (I921-22) ou Les Platanes à Céret (I9I9). Les corps ouverts et suspendus exhibent leurs chairs sanglantes et leurs carcasses dans une grande violence, où les formes sont toujours des forces comme chez Bacon ou De Kooning .Les corps sont déjà des paysages, et les paysages sont métamorphosés en corps et couleurs vibrantes. Les fragments bruts et suspendus de Tom Carr évoquent indirectement ces articulations et assemblages de chairs et carcasses. Comme le mouton à l’étal flotte dans le vide et tend à une abstraction vibratile et une texture travaillée par la fulgurance, la décomposition et la mort, ici les abstracts sculpturaux de Tom Carr, en leur suspens ou leurs décollements du mur, interdisent toute représentation d’objet unifié et toute nostalgie du tout. Un peu comme les livrées des célibataires de Duchamp dans le Grand Verre, les corps s’absentent. Car chaque fragment est bien « en absence de », morcelé et habité par la découpe et le vide. Faux cercles, fausses courbes, faux zigzags, spirales découpées, brisées et biseautées, non peints ou peints en rouge ou bleu, les fragments dessinent des forces plastiques centrifuges ou centripètes dans un éclatement permanent de l’espace-temps. Irrégulières et tordus parfois légèrement disloqués, leurs formes possèdent toujours une échelle qui varie et qui m’évoquent la géométrie non euclidienne propre au fractal. L’univers y est irrégulier, les détails aléatoires, et l’infini est toujours capté à l’image d’une côte géographique. Dans cette « fractalisation » des fragments et des totalités, la forme est trajet, comme dans une immense cartographie à plusieurs entrées. Et l’on peut toujours tenter de retrouver la forme pleine qui s’emboîterait avec la vide. Tâche infinie, car les fragments réalisent une distribution nomade, où la mise en relation relève de leur être en groupe. C’est pourquoi, comme me le disait Tom Carr, évoquant sa fascination enfantine pour l’art des jardins et la prégnance de la Tour de Babel, ’ on ne voit jamais que des fragments ».

Christine Buci-Glucksmann. Août 2OO2.
Extraits du texte du catalogue de l’exposition.